2 ans auparavant, Contrebande

Les commanditaires de Morgan étaient pressés, mais prudents. Le jour où Morgan leur signala qu'elle était prête, ils répondirent qu'ils avaient une cargaison de test. On fit livrer à Morgan les colis en contrebande à son hangar. La nuit précédant le vol, Morgan vint superviser l'exécution de la procédure. Le résultat la laissa abasourdie. Elle appela aussitôt Claire. D'un commun accord, elles ouvrirent la caisse en question pour vérifier ce que les tests et en particulier les rayons X avaient révélé : il s'agissait d'une caisse de vin. Chaque bouteille était différente. Il y avait là une collection phénoménale de grands crus, principalement des vins français ; Morgan fit un accès sur le réseau public et découvrit que chaque bouteille valait des dizaines de milliers d'euros. Morgan, perplexe, voulait pousser la vérification jusqu'à choisir une bouteille afin de l'ouvrir. Elle n'avait pas de tire-bouchon, mais Claire savait sabrer une bouteille, ce qu'elle fit avec une grosse clé à molette, sans renverser une seule goutte, faisant passer Morgan de la perplexité à l'admiration. Claire se versa bientôt un verre dans un gobelet en plastique en maugréant contre cette hérésie gravissime, puis elle huma et goûta le vin. Comme Morgan lui demandait :

— Alors ?

Claire lui tendit le verre en répondant :

— C'est un grand Bordeaux, indiscutable. Je ne m'y connais pas assez pour confirmer si c'est du Cos d'Estournel 2009, mais ça pourrait bien en être, c'est la grande classe.

— Qu'est-ce qu'on fait ? De toute évidence, on ne peut pas reboucher la bouteille.

— Non, et je ne pense pas que l'on puisse en acheter une autre en quelques heures.

— Alors ?

— Alors, c'est parti. C'est une cargaison de test, ils veulent vérifier si la filière tient la route... il manquera une bouteille, la belle affaire. Si on te demande où elle est, tu leur diras la vérité. Morgan, il faut tout simplement mettre ce vin en orbite. Ensuite, les choses sérieuses vont commencer. Et c'est tout. On a travaillé des mois sur ce dossier, on ne va pas s'arrêter pour une caisse de vin. D'accord ?

Comme Morgan hocha la tête, Claire ajouta : qu'elle est la destination ?

— Tycho, la Lune.

— Tu y es déjà allée, je suppose ?

— Oui, j'y suis allée un bon nombre de fois.

— C'est comment ?

Morgan sourit mystérieusement.

— Ça te plairait.

— Qu'est-ce qu'il y a, là-bas ?

— C'est une grande ville, parmi les plus belles. Il doit y avoir presque cinq mille personnes. La base de recherche de la défense spatiale est particulièrement importante.

Claire la regarda en fronçant les sourcils

— Et ils t'ont dit qu'ils voulaient faire passer des armes... Logique.

— Hum, acquiesça vaguement Morgan. Elle goutta le vin à nouveau. Il était tout simplement extraordinaire. Elle demanda :

« J'ai très envie de ramener cette bouteille à Lise. Elle saura dire si c'est du Cos d'Estournel.

Claire haussa les épaules avec un sourire.

— Je sais qu'elle saura l'apprécier. On referme cette caisse ?

— Allons-y.

Ce soir-là, Lise authentifia le Cos. Le lendemain, le colis passa les tests de la chaine logistique d'Almogar et fut embarqué avec la cargaison du vol commandé par Morgan qui pu vérifier qu'il était accepté par les systèmes de l'avion orbital avec succès. Le vol se déroula sans la moindre anicroche. Neuf jours plus tard, le lendemain de l'arrivée de la caisse à Tycho, Morgan reçut un nouvel appel encrypté.

— Vous n'avez pas respecté les instructions.

— Pardon ?

— Vous avez passé la caisse aux rayons X et aux neutrons.

— Ah oui ?

— Oui, il y avait un dosimètre caché dans le fond de la caisse, vous avez mis une forte dose.

— Je voulais savoir ce qu'il y avait à l'intérieur.

— Vous n'avez pas respecté les instructions, qui disaient explicitement : pas de Rayon X, pas de neutrons.

— Les radiations à ces doses ne peuvent pas affecter la qualité du vin.

— OK pour le vin, mais nous voulons transporter des marchandises qui ne tolèrent pas de telles doses.

— Vous me voyez extrêmement perplexe.

— Que voulez-vous dire ? Que vous allez recommencer et irradier toutes les cargaisons que nous vous confierons ? Ce serait une erreur majeure. Encore une fois, je vous le répète : nous voulons transporter des marchandises qui ne survivraient pas à ce type de traitement.

— Je répète à mon tour : vous me voyez extrêmement perplexe.

— Il existe des dispositifs électroniques et/ou chimiques très fragiles qui sont endommagés par de telles expositions.

— Je sais. Il y a des marchandises qui justifient de telles précautions, quand elles sont incluses dans des systèmes, il faut alors les démonter afin de valider chaque pièce une par une. Si c'est le cas, il faudra que j'ouvre et que je vérifie.

— D'ailleurs, nous savons aussi que vous avez fait cela. En vérité, vous avez même volé une bouteille.

Morgan le coupa :

— Je ne l'ai pas volée. J'ai ouvert cette bouteille pour vérifier ce qu'elle contenait. Une fois ouverte, je ne pouvais pas la remettre dans la caisse, et vous le savez très bien.

— Le point n'est pas là. Vous avez ouvert cette caisse, bien que vous sachiez ce qu'il y avait dedans, puisque vous l'aviez radiographiée auparavant. Ce n'est pas très logique.

— C'est très logique au contraire, la radioscopie ayant indiqué des formes opaques, la dose a été augmentée pour les sonder. Comme il semblait que le colis contenait des bouteilles de vin, et que cela me semblait très étrange, j'ai ouvert la caisse et une bouteille prise au hasard pour vérifier. Estimez-vous heureux que je n'aie pas vérifié chaque bouteille. Je vous ai prévenus : je ne ferai pas passer du fret dont je ne peux pas vérifier l'innocuité, et je conduirai moi-même les vérifications. Je dois vous avertir que je serai chaque fois attentive et consciencieuse au plus haut degré. Et quoique vous me disiez sur la nature de la marchandise, je le vérifierai, au risque de la détruire s'il le faut. C'est mon avion, mon équipage, ma cargaison. Il y a de nombreuses vies humaines en jeu. Il n'y aura pas d'exception. Il n'y aura pas de demi-mesure. Et vous ne me ferez pas changer d'avis sur ce point.

Il y eut un long silence, il finit par conclure :

— OK. Alors, on a un problème. Je vous recontacte.

Silence, il avait coupé. Le lendemain, il rappela.

— J'ai obtenu une entrevue afin que vous puissiez obtenir les réponses que vous recherchez.

— Sur la nature de la véritable cargaison ?

— Exactement. Nous avons conclu qu'il n'y avait pas d'autres solutions.

— Vous auriez pu conclure cela beaucoup plus tôt.

— Il convenait de vérifier ce que vous étiez capable de faire.

— Et le fait que cette caisse de vin soit parvenue à sa destination finale vous a convaincus ?

— Oui, on peut dire cela.

— Alors,... quand ?

— Il y a un vol au départ d'Almogar demain matin à dix heures.

— Pour où ?

— Houston, Texas. De là, vous repartirez en jet privé, vous ne connaîtrez pas la destination finale.

Morgan sourit, avec l'implant, elle pouvait savoir où elle était, n'importe où. Elle demanda :

— Je reviendrai quand ?

— Jeudi, le vol qui arrive un peu avant minuit.

— Et qu'est-ce que j'ai à faire d'autre ?

— Rien. Vos billets sont réservés et payés, en classe affaires. Présentez-vous à l'embarquement. Le reste est organisé. On vous attendra à Houston. Une personne portera un panneau sur lequel sera écrit votre prénom.

— C'est tout ?

— C'est tout.

Cette fois-ci, ce fut Morgan qui coupa la ligne. Elle avait hâte de voir les visages de ceux qui étaient restés derrière le voile et surtout, de connaître enfin la vérité, même si, au même instant, elle ne pouvait s'empêcher de redouter qu'elle n'allait au mieux que l'approcher.